Entre histoire et mémoire : lectures de la guerre d’Algérie (3). Les épurations dans l’armée

15 février 2022

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Entre histoire et mémoire : lectures de la guerre d’Algérie (3). Les épurations dans l’armée

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« Qu’aurait-il fallu faire hier pour que ce ne soit pas répréhensible aujourd’hui ? ». La question court au long de ce livre, et bien des militaires ont pu se la poser au cours des vagues d’épuration qui ont touché l’armée, depuis 1940 jusqu’à la fin de la guerre d’Algérie.

André Bourachot, Henri Ortholan, Les épurations de l’armée française 1940 – 1966, Paris, L’Artilleur, 2021, 496 p.

Ce récent ouvrage, s’appuyant sur des travaux antérieurs[1], dresse une synthèse justement critique d’une longue période durant laquelle l’armée a dû affronter un conflit mondial puis deux guerres coloniales en se demandant chaque fois si le parti qu’elle prenait était le bon. « Aucun règlement n’avait prévu quand il ne fallait plus obéir, ni quand il fallait désobéir. […] Les épuration des années 1943-1948 sanctionnaient le fait de n’avoir pas su ‘désobéir’ pour rejoindre… le général de Gaulle, alors que la suivante sanctionnait celui d’avoir désobéi au chef de l’État, qui était… le général de Gaulle[2]. » Les trois émondages[3], tous ordonnés par un gouvernement que dirigeait un militaire — maréchal pour le premier, général pour les suivants —, furent d’inégale importance.

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La première vague a été la moins sévère. Elle répondait en premier lieu aux conséquences de la défaite — après juin 1940, il n’était plus besoin de beaucoup de cadres pour une petite armée d’armistice. Elle visait ensuite à s’assurer du soutien des officiers aux idéaux de la Révolution nationale. Plusieurs dispositifs furent mis en place. L’abaissement des limites d’âge mit en retraite les plus anciens, souvent les plus gradés, et 152 officiers généraux furent placés en 2e section, la section de réserve. Puis des services de l’armée sont devenus civils : le service de santé, l’intendance, la justice militaire, le service géographique…, ce qui représentait à peu près 2 000 officiers. Enfin, le congé d’armistice et le dégagement des cadres en auraient touché 4 500 autres.

On procéda aussi à des révocations pour trois motifs : si l’officier était franc-maçon, juif ou « dissident », c’est-à-dire gaulliste. Les deux premières catégories concernèrent quelques centaines d’officiers et de sous-officiers[4], quant à la dernière, condamnée à des peines très diverses, beaucoup par contumace, certaines très sévères, elle ne cessa de croître au cours de la période.

L’ampleur de la deuxième vague

Pendant ce temps, au micro de Radio Londres, les gaullistes appelaient au châtiment des traîtres et réclamaient des têtes. Après le débarquement anglo-américain en Afrique du Nord, il faudra peu de temps pour qu’un premier schéma d’épuration se mette en place ; les poursuites en Algérie testaient ce qui devrait être appliqué en territoire métropolitain. Le procès de Pierre Pucheu a marqué une inflexion décisive en un registre qui n’acceptait pas de circonstances atténuantes[5].

À partir de juin 1944, les combats en Normandie annoncent la libération prochaine du pays et la reddition des comptes ; des ralliements précipités vont grossir les maquis. Une partie complexe se joue, non seulement parce que beaucoup sont restés dans l’obéissance des pouvoirs constitués, sans avoir le sentiment d’avoir trahi ni de collaborer, mais aussi parce que les justiciers ne tiennent pas pour égaux tous les combats menés contre l’Allemagne. « Une hiérarchie s’est imposée qui veut qu’un giraudiste résistant ne vaille pas un gaulliste et qu’un gaulliste ne vaille pas un communiste. Un giraudiste […] est un réactionnaire, un communiste est porté par le vent de l’Histoire[6]. » On se doute que la justice aura du mal à composer avec de tels prolégomènes.

Peu d’officiers ont été victimes de la justice expéditive des maquis[7] ; en revanche tous ceux qui n’avaient pas appartenu à la France libre se trouvèrent dans l’obligation de faire la preuve de leur innocence s’ils voulaient être réintégrés dans l’armée. En septembre 1944, le gouvernement provisoire crée une commission d’épuration et de réintégration des personnels militaires, renforcée d’une sous-commission chargée des officiers rapatriés d’Extrême-Orient[8]. Des innovations juridiques apparaissent : outre l’épuration administrative, les prévenus risquent l’indignité nationale qui signifie la perte de tous leurs grades ; les membres des jurys sont choisis par les comités de Libération, et ce n’est pas un juge mais le commissaire du gouvernement qui décide du bien-fondé des poursuites.

Pour l’armée de terre, environ 11 500 dossiers auraient été examinés et moins de 3 000 officiers réintégrés. Ce fut un premier tri, affiné les années suivantes par un dégagement des cadres dans la continuité du processus d’épuration  : un même président coiffait les deux commissions. On obtint le départ de près d’un tiers des officiers supérieurs. Au total, en cinq ans, on parvint à épurer 736 officiers, à dégager plus de 14 000, plus de 1 660 démissionnèrent et 3 800 FFI furent intégrés. En un moment où son encadrement s’est ainsi appauvri, la France doit mener une nouvelle guerre en Indochine.

La fin de la guerre d’Algérie

La dernière vague d’épuration, moins importante en nombre que la deuxième, a laissé des traces plus profondes. Ses limites autant que ses fondements sont plus difficiles à fixer. Une épuration larvée a commencé dès 1958 : les officiers qui ont participé au pronunciamiento du 13 mai commencent à quitter l’Algérie pendant l’été. De meilleurs postes leur sont promis, bien des promesses ne seront pas tenues. Le cas le plus connu est celui du général Salan, il en est d’autres.

Les auteurs datent les débuts de la troisième vague d’épurations en conséquence de la semaine des barricades, fin janvier 1960, au cours de laquelle des unités de la 10e division parachutiste n’ont pas montré beaucoup de zèle contre les émeutiers. Des officiers supérieurs et généraux sont mutés en métropole, beaucoup poussés vers la sortie.

Après le putsch puis la participation de militaires à l’OAS [Organisation de l’armée secrète], les sanctions changent de nature et deviennent implacables. Entre avril 1961 et janvier 1963, trois juridictions d’exception se succèdent dont les procédures font bon marché des droits des accusés. Le président de la République exige des châtiments exemplaires ; les tribunaux en fourniront, et il n’est pas de recours aux sentences, à l’exception de la grâce présidentielle sur laquelle il ne faudra guère compter. Les prisons connaissent un afflux d’officiers sans pareil, condamnés à de longues peines auxquelles ont mis fin trois lois d’amnistie, entre 1964 et 1968, et les réintégrations dans les grades et les ordres nationaux auxquelles a procédé François Mitterrand, en 1982.

Il n’est pas facile de quantifier les formes d’éviction feutrées qui ont été nombreuses. Le « congé spécial » a favorisé des retraites anticipées, et des mutations intempestives auxquelles s’ajoutaient la suspicion, la délation, l’osmose et des clivages pénibles au sein des unités, ont poussé à la démission ceux qui étaient assez jeunes pour entreprendre une seconde carrière.

Des trois vagues d’épuration subies par l’armée, la deuxième est celle qui capte le plus d’attention de la part des auteurs, et cela se conçoit : le délit de collaboration, en des temps complexes, se montre d’une efficacité redoutable. Il est toujours prêt à servir. Mais comment pouvait-on le caractériser quand on relève que les membres du tribunal qui a condamné de Gaulle, en juillet 1940, sont tous devenus résistants, son président, le général Frère, étant mort en déportation après avoir créé l’ORA ; quand on découvre que les membres de la commission d’épuration de 1944 ont appartenu à l’armée d’armistice ou collaboré avec l’armée d’occupation[9] et que son président ne pouvait se prévaloir d’aucun titre de résistance ? Dans un pays occupé, tous ceux qui n’ont pu en sortir, soit l’écrasante majorité, collaborent forcément, d’une manière ou d’une autre, à un moment ou un autre.

Pour chaque processus d’épuration, les auteurs ont procédé à un bilan quantitatif prudent, sans dissimuler les obscurités de la question ni ses incertitudes. On appréciera la clarté avec laquelle ils ont chaque fois mis en contexte la prise de décision des officiers. On regrettera qu’il ait manqué à leur travail un développement concernant les innovations juridiques qui ont sous-tendu certaines de ces épurations. À commencer par l’ordonnance du 8 juin 1960 qui rétablissait la peine de mort en matière de délit politique que la république avait abolie en 1848.

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[1]         Notamment ceux de Claude D’Abzac-Épezy (1999), de Gérard Jourdren (1972), de Vincent Dupont (2018), de Jacques Vernet (1980 et 1982).

[2]         Les épurations de l’armée française, p. 14.

[3]         De 1940 à 1942, de 1943 à 1948 et de 1960 à 1966.

[4]         La mesure aurait concerné 600 à 700 militaires francs-maçons ; une partie seulement a été exclue de l’armée (Les épurations de l’armée française, p. 143). Les évictions varient, selon les auteurs, de 94 à 114 officiers, et de 216 à 307 sous-officiers (ibid., p. 140).

[5]         L’ancien aide de camp de De Gaulle à Londres, le diplomate François Coulet, note dans ses carnets en date du 11 mars 1944, « N… me téléphone que Pucheu a été condamné à mort. Satisfaction générale. Vraiment un acquittement ou la prison auraient été un désastre, et après les dernières audiences, on pouvait tout craindre. »

[6]         Les épurations de l’armée française, p. 311.

[7]         Dominique Ponchardier, l’auteur du Gorille, rappelle cependant que même des chefs de réseaux résistants n’étaient pas à l’abri d’un excès de zèle dû aux maquis de la dernière heure (Les pavés de l’enfer, Paris, Gallimard, 1950);

[8]         Parmi les grands mérites de cet ouvrage figure l’importance accordée à l’armée qui se trouvait alors loin du territoire métropolitain, l’armée d’Afrique et la Coloniale, qui occupaient plus de la moitié des officiers.

[9]         L’intendant Thomassin avait été directeur général du ravitaillement de la région parisienne d’octobre 1940 à janvier 1941 (p. 323).

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À propos de l’auteur
Marie-Danielle Demélas

Marie-Danielle Demélas

Docteur d’État en histoire et professeur honoraire de l'université de Paris III.

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